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André Malraux
TEXTE
[...]
Mais il devait bientôt entrer en contact avec la vie
d'une façon brutale; un matin, à Lausanne, je reçus une
lettre dans laquelle un de nos camarades m'informait que
Pierre venait d'être inculpé dans une affaire d'avorte-
05 ment; et, deux jours plus tard, une lettre de lui, où je
trouvai quelques détails. Si la propagande en faveur du
malthusianisme était active dans les sociétés anarchistes,
les sages-
par conviction étaient fort peu nombreuses, et un com-
10 promis intervenait: elles provoquaient l'avortement «pour
la cause» mais se faisaient payer. Pierre, à maintes
reprises, avait, mi par conviction, mi par vanité, donné
les sommes que n'auraient pu trouver seules des jeunes
femmes pauvres. Il disposait de la fortune qu'il avait
15 héritée de sa mère, ce que néglige le rapport de police;
on savait qu'il suffisait de s'adresser à lui: on le
sollicitait souvent. À la suite d'une dénonciation,
plusieurs sages-
suivi pour complicité.
20 Son premier sentiment fut la stupéfaction. Il n'ignorait
pas l'illégalité de ce qu'il faisait, mais le grotesque
d'un jugement en cour d'assises, appliqué à de telles
actions, le laissa désemparé. Il ne parvenait pas,
d'ailleurs, à se rendre compte de ce que pouvait être un
25 tel jugement. Je le voyais alors souvent, car on l'avait
laissé en liberté provisoire.
Les confrontations n'avaient pour lui aucun intérêt: il ne
niait rien. Quant à l'instruction, menée par un juge à
barbe, indifférent et préoccupé surtout de réduire les
30 faits à une sorte d'allégorie juridique, elle lui semblait
une lutte contre un automate d'une médiocre dialectique.
Un jour, il dit à ce juge qui venait de lui poser une
question: «Qu’importe? -
pas sans importance pour l'application de la peine ...»
35 Cette réponse le troubla. L'idée d'une condamnation réelle
ne s'était pas encore imposée à lui. Et, bien qu'il fût
courageux et méprisât ceux qui devaient le juger, il
s'appliqua à faire intervenir en sa faveur auprès d'eux
tous ceux qu'il put atteindre: jouer sa vie sur cette
40 carte sale, ridicule, qu'il n'avait pas choisie lui était
intolérable.
Retenu à Lausanne, je ne pus pas assister aux débats.
Pendant toute la durée du procès, il eut l'impression d'un
spectacle irréel; non d'un rêve, mais d'une comédie
45 étrange, un peu ignoble et tout à fait lunaire. Seul, le
théâtre peut donner, autant que la cour d'assises, une
impression de convention. Le texte du serment exigé des
jurés, lu d'une voix de maître d'école las par le
président, le surprit par son effet sur ces douze
50 commerçants placides, soudain émus, visiblement désireux
d'être justes, de ne pas se tromper, et se préparant à
juger avec application. L'idée qu'ils ne pouvaient rien
comprendre aux faits qu'ils allaient juger ne les troublait
pas un instant. L'assurance avec laquelle certains témoins
55 déposaient, l'hésitation des autres, l'attitude du
président lorsqu'il interrogeait (celle d'un technicien
dans une réunion d'ignorants), l'hostilité avec laquelle il
parlait à certains témoins à décharge, tout montrait à
Pierre le peu de relation entre les faits en cause et cette
60 cérémonie. Au début, il fut intéressé à l'extrême, le jeu
de la défense le passionnait. Mais il se lassa, et, pendant
l'audition des derniers témoins, il songeait en souriant:
«Juger, c'est, de toute évidence, ne pas comprendre,
puisque si l'on comprenait, on ne pourrait plus juger.» Et
65 les efforts du président et de l'avocat général pour
ramener à la notion, commune et familière aux jurés, d'un
crime, la suite de ces événements, lui semblèrent à tels
points dignes d'une parodie qu'il se prit un instant à
rire. Mais la justice, dans cette salle, était si forte,
70 les magistrats, les gendarmes, la foule étaient si bien
unis dans un même sentiment que l'indignation n'y avait
point de place. Son sourire oublié, Pierre trouva ce même
sentiment d'impuissance navrante, de mépris et de dégoût
que l'on éprouve devant une multitude fanatique, devant
75 toutes les grandes manifestations de l'absurdité humaine.
Son rôle de comparse l'irritait. Il avait l'impression
d'être devenu figurant, poussé par quelque nécessité dans
un drame de psychologie exceptionnellement fausse, et
acceptée par un public stupide; écoeuré, excédé,ayant perdu
80 jusqu'au désir de dire à ces gens qu'ils se trompaient, il
attendait avec une impatience mêlée de résignation la fin
de la pièce qui le libérerait de sa corvée.
C'est seulement lorsqu'il se trouvait seul dans sa cellule
(où il avait été incarcéré l'avant-
85 le caractère de ces débats s'imposait à lui. Là, il
comprenait qu'il s'agissait d'un jugement: que sa liberté
était en jeu; que toute cette comédie vaine pouvait se
terminer par sa condamnation, pour un temps indéterminé, à
cette vie humiliante et larvaire. La prison le touchait
90 moins depuis qu'il la connaissait; mais la perspective d'un
temps assez long passé ainsi, quelque adoucissement qu'il
pût espérer faire apporter à son sort, n'était pas sans
faire monter en lui une inquiétude d'autant plus lourde
qu'il se sentait plus désarmé.
95 [...]
de: André Malraux, La condition humaine, 1933
820 mots env.
QUESTIONS et DEVOIRS
1. Qu'est-
2. À quoi l'auteur compare-
3. Expliquez le rôle de chacun des personnages dans cet extrait.
4. L'accusé décrit ses impressions tout au long du procès. Quelle critique de la justice criminelle révèlent-
5. Trouvez un titre adéquat pour le texte donné.
6. L'accusé dit à la ligne 63 suiv.:
«Juger, c'est, de toute évidence,
ne pas comprendre, puisque si l'on
comprenait, on ne pourrait plus juger.»
Qu'est-
7. Comparez ce procès à celui de Meursault dans «L'Étranger» d'Albert Camus en ce qui concerne les circonstances, les arguments et la description.
8.«La tentation du terrorisme individuel». Discutez cette thèse.